Petite mine

Chaque mardi est un éternel recommencement. Sur le coup des dix heures, dans un tintement de cloche syncopé, la porte du Café de la Poste s’ouvre sur Ignace.

D’un clin d’œil mesuré, le quinquagénaire salue la serveuse de vingt-deux ans son aînée. Ariane. Ou peut-être est-ce Diane? Sans se questionner davantage, il se dirige d’un pas machinal vers le fond du bistrot.

Comme tous les mardi, sa table est libre. Sans surprise: il arrive toujours le premier. Soulagé, Ignace s’assied. Lentement. Son corps lutte contre un fil invisible  semblant vouloir le soustraire à la gravité. Sa maigre croupe enfin posée sur la chaise, Ignace scanne la salle d’un regard fébrile.

Côté rue, la buée d’une large baie vitrée brouille les silhouettes endimanchées des passants. Deux rideaux au velours bouloché encadrent la scène mouvante. Des traits d’eau s’écrasent soudain sur la vitrine, des gamins se poursuivent et leurs rires en double-croches résonnent jusqu’aux pavillons encroûtés d’Ignace. La vie est dehors, songe-t-il. Sur le carrelage en damier s’alignent de petites tables bancales aux pieds en acier vérolé. Des tableaux en enfilade masquent les craquelures dans le crépi des murs blancs. Derniers vestiges de la grandeur passée du quartier, des clichés délavés y figent le flot d’ouvriers et de cheminots qui polirent autrefois ses pavés.

Ignace sent ses pieds fourmiller. Le corps a une mémoire. Pour tromper la nostalgie de ses orteils fatigués, ses yeux vagabondent jusqu’au grand comptoir en acajou qui structure la pièce. C’est là qu’est plantée la plantureuse Éliane. À moins que ce ne soit Marianne? Un mètre septante-huit. Aussi large que haute. Sertie d’une tignasse rase assortie à la laine revêche de son gilet taupe. La vieille tient un verre incliné sous le jet doré de la tireuse, s’appliquant à obtenir les trente-et-un millimètres de mousse qui coiffent le bol de bière fraîche. C’est la règle, et on n’y déroge pas. Chacun le sait, la réputation d’un bar se construit dans ce genre de détails. Le reste n’est que garniture. Satisfaite, elle se dirige vers la table d’Ignace et pose la Grimbergen sur un sous-bock assorti. Avant de regagner son poste, sans un mot. Le rituel tacite du mardi-dix-heures-et-quatre-minutes.

La patronne du bar sait que d’ordinaire, il est inutile de causer avec Ignace. Mais ce mardi, elle note chez son habitué un visage un peu plus émacié, des bras un peu plus ballants et une bedaine un peu plus congestionnée qu’à l’accoutumée. Ariane se rassure en observant sa mine réjouie et se remet à astiquer le comptoir en aggloméré – imitation marbre – histoire de tuer le temps.

Il est dix heures et quart. Ignace est heureux. Le mardi c’est son day off. Le reste de la semaine, il officie au guichet de la gare voisine. Ignace a une bonne raison de sourire. Son projet. Depuis le temps qu’il en rêve, c’est enfin l’heure du grand saut. Aujourd’hui. Ce matin. Tout soudain. Car, il en est convaincu, elle va enfin venir. Depuis le temps qu’il l’attend. L’heure de vérité. Ignace observe un instant les gouttelettes perler sur le verre épais du calice. La sainte-bière. Il avale une gorgée goulue du nectar… qui lui reste sur le ventre. Le trac. Il repousse le verre et chasse son anxiété d’un revers de la main. Il ouvre son Moleskine sur la première page, immaculée. Sort un taille-crayon en inox. Et son crayon fétiche. Pas de gomme, jamais. Affute la mine du crayon. Encore. Affilée. Encore. Précise. Encore. Tranchante. Parfait. Ignace est prêt.

Ignace attend. Absent, il contemple le pendule de l’horloge murale osciller de droite à gauche. Auto-hypnose. Aiguille adroite. Larme à gauche. L’estomac gronde et sort l’homme de sa torpeur. Rien à faire, il ne peut l’écouter. C’est déjà midi. Elle n’est toujours pas là. Ça peut arriver. Il est patient. Par contre, il doit pisser. À cause de la bière. Il a bien essayé de se retenir, de peur qu‘elle n’arrive pendant sa courte expédition, mais sa vessie brûle et le force à aller se soulager. Soit. Il tend l’oreille pour filtrer le bruit de son jet d’une éventuelle annonce de la cloche à l’entrée du café. Pour ne pas la louper. Elle. L’infortuné pisseur ferme sa braguette et tend l’oreille. Rien. Fébrile, il regagne sa place sans se laver les mains. Pas le temps. Il scrute la salle. Elle n’y est pas.

Quatorze heures. Ignace n’a toujours pas mangé. Et elle n’est toujours pas arrivée. A-t-elle eu un souci? A-t-elle changé d’avis? Ne veut-elle plus venir? Est-elle… Tiens, une silhouette s’imprime sur la porte. Enfin. Fausse alerte, c’est la fleuriste d’à côté qui vient siroter un Campari avec Ariane. Comme tous les mardis.

Quinze heures. Lui a-t-elle posé un lapin? Ignace transpire. Ses mains sont moites. Ses tempes hurlent au rythme martial de son cœur. Sa nuque est douleur. Il pensait l’avoir apprivoisée, depuis le temps. Depuis ce mardi de juillet. Le seul mardi où Ariane ne l’a pas vu entrer au Café de la Poste. Depuis le diagnostic.

L’horloge assène froidement les quatre coups de seize heures, droit dans le lobe occipital d’Ignace. Cette douleur est insoutenable. Jamais il ne pourra l’apprivoiser. Ignace se raidit. Elle n’est pas venue mardi passé. Il s’en rappelle maintenant. Pas plus que le mardi précédent. Ni le mardi d’avant… La bière a cessé de pétiller. La condensation a coulé le long du verre et alimente une flasque flaque entre deux rainures de la table. Perché au bord du calice, le phénix a bien triste mine.

Dix-sept heures. Ignace ne fixe plus l’horloge: il préfère se fier aux pulsations de son crâne pour compter les secondes. Horloge atomique. La première page du Moleskine est presque intacte. Un petit point, à peine imperceptible à l’œil nu, sème le chaos dans l’immensité de la feuille de Bristol. Il est là, même si on ne le voit pas. L’œuvre du HB n°2, en équilibre précaire sur le coin de la table. Le crayon tient bon, l’homme éprouvé vacille. La douleur est à la limite du supportable. Putain de tumeur. Son projet ne peut pas attendre. Il n’a pas le temps. Il n’a plus le temps. Ignace doit laisser une trace de son passage sur terre avant qu’il ne soit trop tard. Ignace doit écrire.

La pendule s’apprête à sonner les dix-neuf heures. Ariane s’affaire: le bistrot ferme ses portes dans cinq minutes, comme tous les mardis. Elle ne viendra pas. Le regard d’Ignace s’assombrit. Il est le dernier client, comme tous les mardis. Seul à sa table, il fixe son crayon. Bois élancé. Mine chirurgicale.

Dix-neuf heures. La porte s’ouvre: c’est elle. Elle est en retard. Ça peut arriver. Elle aperçoit son rendez-vous au fond de la salle. Affalé sur la table. Ses bras oscillent sous la table, au rythme de la pendule. Planté dans la carotide, le bois du crayon s’imbibe des dernières gouttes de son sang. Elle passe devant une Ariane absorbée par le calcul de sa recette journalière, qui n’a pas levé les yeux de sa caisse enregistreuse depuis dix bonnes minutes. Elle s’arrête pile devant la table d’Ignace. L’homme roule les yeux vers elle et lui sourit en rendant son dernier souffle. Il l’a reconnue. L’inspiration. Elle est venue.

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